Ceci est l’histoire de Sati
”Sati… Qui est-elle ? Un corps de nacre immolé sur un cruel bûcher alors que la vie s’offre encore à son regard si jeune ? Est-elle juste cette condamnation ? Ce petit tas de cendre, balayé par le vent ? Condamnée à suivre l’âme d’un défunt ? Et puis plus rien ? L’oubli ? Tout de blanc tissé ? Ou bien est-elle ce mot qui brûle les lèvres? Véracité. Toutes ces vérités que nous condamnons à l’évanescence. La vérité de nos êtres. Nos soifs, nos folies, immenses ou ridicules, nos rêveries plus ou moins insensées, nos espoirs déchus. Toute l’ingéniosité de nos esprits étouffés, fatigués, cerclés… l’envie de créer, de grandir à la faveur de chaque idée, de chaque sensation, de chaque désir et de chaque aspiration… Autant de cendres que nous parsemons dans nos vies tristes, autant de bûchers que nous allumons lorsque nous renonçons. Sati est tout cela. Cette envie de créer la beauté absolue autant que celle de goûter la simple jouissance de tous ces petits rêves volés d’un instant. Qui accepte de saisir sa main sait qu’elle est audace, rébellion, beauté farouche, dans chaque souffle, dans chaque mot, dans chaque note… Rien ne devrait être abandonné au profit du jour, de la mécanique du quotidien, de la routine froide. Se laisser tourmenter par les idées, porter par le rêve et oser franchir le pas, pour prétendre créer…
Sati est cette déesse que nos vœux d’invention ont recréée pour vous offrir de flirter avec la ligne crépusculaire, cet étrange entre deux mondes, un ailleurs où l’essentiel est redéfini et où la pensée oublie toutes barrières. Mots, notes et images se mêlent ici dans un ballet que nous avons voulu libéré de tout coda de genres. Sati est notre allégorie de l’inspiration libre, de la créativité par essence, démon bleu gouvernant les sens, esprit avide de renouveau, de beauté autant que de mélancolie. Elle est notre soif d’infini. Car lorsque l’on franchit la ligne, il n’est plus de finalité à rechercher, tout au contraire. Seul le mouvement fait sens.”

VEDA I
Je la contemple, assise devant moi, plongée dans l’étude de ces Veda dont j’ignore tout. Je ne me lasserais sans doute jamais de cet instant volé au temps. Volé à sa vie. A quel point elle ignore pourtant ma présence en cet instant. Je ne suis qu’une ombre pour elle, qui gâte la lumière de sa lampe. Je me sens comme un intrus. Même lorsqu’elle daigne soudain lever les yeux et me demander, dans un sourire, encre, buvard ou plume. Ce sourire, si énigmatique… Je ne suis rien d’autre qu’une chimère. Ai-je seulement le droit de la contempler ainsi? De regarder ses fines mains blanches parcourir ces ouvrages avec avidité ? De l’admirer passivement dans cette curieuse quête qu’elle mène vers un secret que je ne saurais lui offrir? Ces pages, cette encre vieillie, ce langage, qui semble lui offrir tant de bonheur et la parer de cet éclat qui la rend si désirable, j’en ignore tout. Pourtant, combien en cet instant je voudrais en être le maître pour pouvoir faire partie de son univers ? Son regard, si noir, ne s’éclaire que pour ce monde étrange et hors de ma portée. A quel point je voudrais être l’unique objet de son adoration. Assise devant moi, si proche et pourtant si inaccessible, elle s’offre à mes yeux comme une apparition merveilleuse. Je suis fou d’elle, elle qui m’ignore en cet instant. Je suis fou d’elle, elle qui respire la magie pure. Mais que sais-je d’elle ? Si ce n’est son nom ? Son nom qui résonne comme l’écho d’un mythe ? Ce nom qui résonne comme un destin cruel. En silence, je la regarde, lire et écrire. Respirer. Exister. Et tracer une étrange ligne entre les mondes.
Sa passion est plus absolue que la mienne et mon propre univers m’apparaît soudain bien trop pâle pour prétendre la mériter, elle. Je ne suis qu’un trait de stylo, lorsqu’elle est inspiration. Dans ma folie, je rêve pourtant d’inventer pour elle bien des mondes extraordinaires, des univers sans lois, mais mes pensées ne sont jamais que des gouttes de poison dans mon sang. Les siennes, je les sens plus absolues. Quelles sont-elles ? Dans quel passé et quel avenir plongent-elles ? Je voudrais qu’elle me laisse contempler ses rêves, ses inventions, ses vœux et ses fragilités. Je ne suis qu’un fou, car je crois les voir s’écouler d’elle comme une rivière faite d’or. Et je tend la main, essayant vainement de les saisir. Elle est simplement belle, assise en cet instant face à moi, plongée dans l’ombre de ses livres. Et je suis un fou qui va trop loin. La menace qui plane sur nous ne semble nullement la troubler. Et je ne peux que rêver. Rêver de la sauver, elle qui ne veut pas l’être. Rêver qu’elle me sauve, moi, l’inutile.
Le temps est compté, je le sais, mais il semble que je sois le seul à le souffrir. Pour elle, douze jours ou douze ans, peu importe. Alors, je bois chaque seconde de cet instant, comme un assoiffé qui compte les moments qui le séparent encore du néant. Je bois chaque seconde que la simple vision de Sati envoûte, me demandant pourquoi elle m’a choisit.
VEDA II
Aurais-je pu l’imaginer ? Lorsque j’étais encore dans l’avion qui m’emportait vers cette destination improbable ? Mais qu’étais-je alors? Un de ces touristes occidentaux, fatigué du ronron quotidien, en quête d’une expérience mystique de carte postale ? Les tour opérators sont si généreux en offres. Et l’Inde, un cliché aux couleurs chatoyantes. Il ne me fallait que cette touche d’exotisme pour composer la parfaite fausse consolation d’une vie sans saveur. Aurais-je pu l’imaginer ? Alors que je tentais, tant bien que mal de fendre la foule phénoménale de la Kumbha Mela pour espérer m’approcher des berges et prétendre vivre au plus près possible la cérémonie hashtaguée de toutes part et rapporter la preuve de ma conversion du dimanche aux mystères d’une autre culture sur mes médias sociaux ? Sous ce ciel chargé de nuages noirs et fendu d’éclats d’or d’un soleil n’ayant de cesse de se battre pour rappeler sa toute puissance, au cœur de cette foule composée d’un nombre incalculable de saris aux couleurs éclatantes, de Sadhu Naga Baba dansant nus, et de tout ces visages uniformes tournés vers des déités et démons dont la signification n’avait juste aucun sens dans mon quotidien fait de valeurs numériques et de considérations terre-à-terre… Les pieds plongés dans cette eau aussi sacrée qu’empoisonnée, dans toute cette fange magnifique… Elle s’est soudain trouvée là, devant moi. Et rien ne me l’avait prédit. Et ma vie rangée, cadrée, puant l’orgueil, tout à la fois molle et impérieuse, attendant mon retour dans douze jours, me commandant de n’être rien d’autre qu’un bien heureux touriste, comme des millions d’autres, ne m’y avait pas préparé. Moi, l’étranger, l’esprit gonflé de prétentions factices, je me suis soudain senti ébranlé. Et la photographie parfaite que j’étais venu prendre comme des millions d’autres, n’a plus eu aucun sens.
Le ballet de couleurs fantastiques qui se déversait comme une vague de fièvre dans ces eaux sacrées est soudain devenu monochrome et silencieux. Elle n’était drapée que d’une simple soie bleu pâle, sans le moindre ornement, mais rien ne pouvait rivaliser avec le rayonnement de son visage. Il n’y avait pourtant rien, rien d’extraordinaire dans cette apparition. Nul éclair de foudre ne m’a frappé, elle n’avait pas jailli des eaux du Gange et nul cercle de lumière ne composait une aura mystique autour d’elle. Elle se tenait simplement là, devant moi, le visage fendu d’un énigmatique sourire. Mais la masse impressionnante et compacte des « autres » n’existait soudain plus pour moi. Pourquoi s’est elle tournée vers moi ? Pourquoi m’a-t-elle regardé de ces yeux si noirs dans lesquels je voudrais désormais juste me noyer ? Et pourquoi, dans un geste d’une simplicité enfantine, m’a-t-elle entraînée dans son sillage, comme si c’était là une évidence ? Je ne saurais le dire. Le simple contact de sa main dans la mienne m’a bouleversé… Je l’ai suivie. Je ne pouvais déjà plus me détourner d’elle. Sur son passage, les guerriers de Shiva au corps couvert de cendre, se sont écartés. Je n’ai pas alors cherché à le comprendre. Je ne me suis pas plus préoccupé de leurs étranges regards. J’étais trop fasciné par cette inconnue qui m’emportait avec elle dans un mouvement infiniment gracieux de soieries bleues.
VEDA III
Sati parle :
Il était mon opium. Dans ses bras faits de cendres, j’avais le pouvoir de me disperser dans l’air et de danser avec le vent. J’étais libre. Il était ma source d’eau pure autant que mon poison, dont chaque goutte instillée dans mes veines, me propulsait vers un ailleurs merveilleux et sans définition. Il était mon rêve, fait dieu. Et il m’avait offert la plus belle des couleurs pour orner mon cœur, fou d’amour. Mais de ses bras j’ai été arrachée. D’anathème on m’a frappée. De blanc on m’a parée, symbole de ma condamnation et de ma solitude. Et jusqu’à mon nom, tout a été barré du sceau de l’oubli. Les flammes du bûcher du désespoir ont léché mon corps, mais il n’est pas devenu cendres. Et au temps, j’ai osé dérober les clés. Ma jeunesse s’est évaporée, et il me semble avoir vécu plusieurs vies, mais mon corps ne souffre étrangement pas le poids des ans. Refusant de supplier le noir de la pureté originelle de venir m’enlacer et m’emporter vers la délivrance, sans doute ai-je j’ai défié les lois de ce monde. Pour souffrir encore et mesurer à chaque seconde toute la beauté de ce que j’ai perdu. Pour vivre encore, un fol espoir d’ultime extase.
De ce monde, je recueille désormais les offrandes. D’elles, toute mon existence dépend. Mais ce sont de mots dont je me nourris, de chants et de visions. Je m’abreuve d’idées, d’émois, de passions. Je cherche dans les pages du passé et dans celles de l’avenir, dans les créations, les inventions, toutes les beautés de ce monde qui me sont offertes, à retrouver cette essence vitale dont j’ai été vidée. Parmi tous ces êtres qui peuplent le monde, parmi toutes ces âmes emportées dans ce qui n’est déjà plus qu’une course frénétique effroyable, se pourrait-il que je trouve celle, précieuse, qui saura faire renaître toute la béatitude que la transe divine de Shiva m’avait insufflée ? Mais rien de ce que je découvre n’égale jamais cette splendeur perdue. Et si souvent le monde ne m’apparaît plus que comme un paysage de ruines, un entrelacs d’abstractions promptes à m’étrangler l’esprit, ou un simple néant sans espoir de lumière. Alors, cette âme, cette âme emplie de doute, cassante comme du verre, qui en cet instant est assise face à moi et me dévore du regard sans pourtant jamais troubler mon silence… dois-je me décider à la contempler vraiment? Elle qui m’a émue lorsque je l’ai découverte sur les abords du fleuve sacré ? Dois-je tenter de la révéler ? Ou bien me faut-il, d’espoir las, enfin rendre au temps les clés que je lui ai dérobé ? Ne serais-je désormais plus que folie ?
VEDA IV
Douze crépuscules et douze aurores…
Je ne comprend pas immédiatement. Alors que ces âcres fumées s’élèvent tout autour de moi pour m’encercler, me priver d’air et troubler ma vision… Je ne comprend pas que ces pensées faite d’opium noir qui se dessinent soudain sous mes rétines sont les miennes, à moi seul. Ou plutôt, je refuse tout simplement de les reconnaître. Je les avais enfouies trop loin, espérant les dissoudre à jamais. Elle ne sont que douleur à couvrir d’un voile de pudeur. J’avais choisi cette fuite, oui, et je ne veux plus revenir en arrière. Mais elles sont soudain si cruellement nettes. Je pourrais m’en saisir à pleine main, les tourner et les retourner, comme des objets fait de marbre. Lisses, froides, sans âme, je redécouvre en cet instant tout ce dont j’avais enveloppé mes espoirs déçus, mes rêves tâchés de suie, mes appétits avilis et mes désirs éteints. Les composantes de toute l’insanité de cette vie qui attend encore mon retour. Dans douze jours. Comme un couperet final destiné à trancher net mes ultimes velléités de rébellion comme on condamne une folie jugée trop dangereuse.
La fumée qui s’élève autour de moi n’est pas blanche. Elle est bleue. D’un bleu qui n’existe pas sur Terre. Ni celui du ciel. Ni celui de l’océan. Et la fine et gracieuse créature des charmes desquels je n’arrive plus à me défaire, se mue soudain en une puissance dévastatrice, d’une beauté bien supérieure à sa simple enveloppe charnelle, et qui se lance à l’assaut de ma mémoire tue, telle un souffle vengeur plongeant à corps perdu dans toute la vacuité de mon univers. Et je la sens, entrer en moi, explorer chaque strate de mon être. Je la sens me fouiller, déroulant chaque fil du tissu structurant ma vie. Brisant les marbres. Forçant les verrous. Franchissant les barrières. Déchirant les silences. Et je ne peux m’en défendre. Parce que je ne veux tout simplement pas qu’elle se retire. A aucun prix. Je suis trop fasciné. Autant que pétrifié. A l’idée qu’elle ne découvre rien, absolument rien. Que tout le vide de mon être ne se fasse que plus éclatant encore et que son regard si beau, si noir, ne se couvre du voile de la pure déception. Et qu’elle ne finisse par m’abandonner sur le seuil d’une découverte que je serais tout simplement incapable de mener.
Douze crépuscules et douze aurores… c’était mon horizon bien net, ma limite posée à l’échappée qui devait être aussi belle que factice. Mais à présent, je ne sais plus. Car il n’y a soudain plus d’aurore, ni de crépuscule. Je suis suspendu sur la courbe du temps. Et doucement, elle m’attire vers elle, me conduit sur une ligne sise entre deux mondes. Elle m’emporte là où est son règne, à elle. Et m’offre de contempler un paysage que je n’aurais du que rêver, et qui n’a plus rien de mortel. Une terre qui n’aurait du n’être qu’un mirage et qui soudain se découpe en un horizon flamboyant. Elle m’offre ce que j’avais renoncé à chercher, trop abattu, vaincu par la vie. Et tout devient limpide. Comme au premier jour et au dernier. Un bref instant, je la vois me sourire. A travers les nappes de cet étrange Soma dont elle m’a baigné. Et cet énigmatique sourire prend alors enfin tout son sens. Je peux enfin le cueillir comme une plume délicate tombée de quelque manne céleste. Et de me dire que je si suis devenu fou et j’aspire à l’être cent fois plus encore.
VEDA V
Tout deux parlent :
Je voulais échapper à l’illusion du monde. Au cycle infini de la création et de la destruction. Ma ferveur était tenue secrète, mais je l’ai ému(e). Il/elle s’est penché(e) sur moi et m’a accordé sa grâce. Dans ses bras faits soudain cendres bleues, dans sa danse divine, il/elle m’a emporté(e). Des serpents se sont enroulés autour de mes bras, des flammes nous cerclaient de toutes parts, des fleurs se sont posées dans mes cheveux, et à travers son corps, il me semblait pouvoir contempler l’univers dans son entier. Je me suis senti(e) devenir cendres à mon tour, libéré(e) de mon enveloppe, de ma matière. Tout était, et plus rien n’était. Le noir et le blanc avaient disparu, cette palette si nette et si simple qui compose ce monde que les hommes croient tenir à bout de bras… La course effrénée de la vie et la peur de la mort. Le bien et le mal en constante opposition. Le bonheur et le malheur, comme les deux uniques pôles délimitant notre horizon des possibles… Tout cela, n’avait soudain plus aucun sens…
De cette béatitude, je ne veux plus être arraché(e). Je ne veux pas être reconduit(e) dans mon enveloppe charnelle pour être ensuite condamné(e) à mourir sur le simple bûcher des hommes. Mourir pour renaître plus humblement. Renaître dans l’oubli de ce que j’ai découvert et dont j’éprouve une soif désormais inextinguible. Je demande une fois encore à suspendre le temps…
VEDA VI
J’ai toujours été baigné de vacuité. Chaque jour, je ne vis que le commencement de ma propre mort. Et aucune nuit ne m’offre l’espoir d’autre chose que la peur irrationnelle du lendemain. Alors, comme chaque être insignifiant qui peuple ce monde, je me mets en mouvement, pour remplir de ces gestes calculés et prétendument utiles la petite courbe de temps qui m’est donnée. Suivant la loi qui gouverne ma naissance. Éprouvant des passions mesurées pour femme, enfants, amis, ne réalisant que ce qui doit l’être, me nourrissant d’illusions propres et de quelques trop rares couleurs pastels, avançant vers un destin dit inéluctable, une expression qui me semble par elle même trop prétentieuse pour un si court horizon que le mien, noyé dans ce flux continu de naissances et de morts. Le monde est indifférence et silence résigné. Pourtant, je n’ai pas toujours été cet être vaincu. Je n’ai pas toujours eu cette vision.
Mais je me souvient bien du gardien de ce bas monde et je me souviens surtout de son rire. Un rire glaçant, qui détruit les aspirations les plus ferventes. Ce rire moqueur et souverain, adressé à qui pose l’essentielle question du sens de son existence, qui aspire à découvrir une autre route et qui prétend à l’unique. Le rire du démon ignorance. Celui qui attaque le génie, la création, l’invention. Celui qui étouffe la soif de connaissances et la recherche de nuances merveilleuses dans cet univers pourtant voué à demeurer monochrome. Je me souviens du jour où il a éclaté dans mes tympans encore jeunes et avides d’écouter. Depuis, il m’a toujours tenu fermement dans sa paume, me gardant avachi dans ma fadeur, enveloppant mon être. Et il serre ses doigts, espérant réussir à m’étouffer totalement. Il commande à ma vie et exige mon retour. Au seuil de ces douze jours.
Mais son étreinte s’est desserrée. Je le sens. Elle l’a privé de sa si superbe force.
Dans cet étrange espace, qui n’en est pas un. A cet instant, où le temps ne veut rien dire… Je contemple le corps gracieux de Sati, lovée dans mes bras. Du regard, je caresse cette peau de nacre, qui semble briller d’une étrange lueur bleutée, la rendant presque diaphane. Mais elle n’est plus corps. Elle est poison. Le poison destiné à mon univers fait de vide. Ce poison, je veux le boire, jusqu’à la plus infime goutte. Je veux qu’elle m’abreuve, qu’elle me retienne, qu’elle m’illumine. Elle n’est plus chair dans mes bras. Elle est essence. Elle est inspiration. Elle est celle que je n’aurais jamais du cesser de chercher.
VEDA VII
C’est une brise chaude et moite qui me réveille. Un parfum de vase et de fleurs fanées. J’ouvre lentement les yeux. Il me faut un certain temps pour recouvrer mes sens. Je suis allongé sur le sol et j’ai mal partout. Combien de temps ai-je pu dormir ? Je ne me souviens pas m’être assoupi. Doucement, je me redresse. Mon corps tremble et un instant ma vision se remplit d’étoiles. Puis enfin, je prend pleinement conscience de ce qui s’offre à moi. Ce qui me frappe d’abord, c’est cette couleur. Ce ciel nimbé de rouge. Un crépuscule violent se reflétant avec dureté dans les eaux du Gange. Puis vient cette sensation de solitude. Tout autour de moi, il n’est plus qu’une vaste étendue désolée, vidée de toute présence. Je ne comprends pas. Les saris, les prêtres, les guerriers de Shiva, où sont-ils ? Toute cette masse humaine phénoménale, qu’est-elle devenue ? Tous ont disparu, comme s’ils avaient été engloutis par les eaux sacrées ou absorbés par la terre. Il n’y a plus rien, plus aucune trace de vie. Comment est-ce possible ? Combien de temps ? D’heures ? De jours se sont écoulés ? Que m’est-il arrivé ? Et soudain, un éclair me transperce la tête. Je baisse alors mes yeux vers mes bras. Pour les découvrir vides. Je me redresse alors, ignorant les plaintes de mon corps, et je me mets à courir en tout sens, le cœur battant à tout rompre, hurlant son nom. A chaque angle, à chaque détour de chemin, derrière chaque mur, je crois voir s’envoler gracieusement une soie bleue au rythme d’un pas léger. Je la poursuis. Au bord du fleuve, je suis certain de la rattraper… mais mes mains se referment sur du vide. Ce ne sont que des mirages. Et seul l’écho de ma voix répond à mes suppliques.
Déboussolé, je me mets à errer dans ce paysage irréel. Ne sachant où diriger mes pas. L’horizon se fait de pourpre et il n’est plus que des ombres autour de moi. Je découvre alors que d’étranges lueurs se sont allumées pour teinter d’éclats d’or les abords du Gange. Mu par un étrange pressentiment, j’en suis une, jusqu’à en découvrir la source. Assise près d’un feu, je trouve une veille femme voûtée, enveloppée d’un sari noir. Elle semble perdue dans quelque méditation car j’entrevois ses lèvres sèches psalmodier silencieusement. A mon approche, elle ne daigne pas lever la tête, mais me tend d’une main noueuse un petit miroir. Je ne cherche pas à comprendre. A l’instant où je m’en saisis, une lueur aussi vive que celle d’un rayon de soleil s’en échappe et un souffle de chaleur presque insoutenable vient brûler ma poitrine. Je regarde alors à l’intérieur. Et ce qu’il me révèle, m’emplit d’horreur. Un ballet de braises incandescentes tournoyant dans l’air et des langues de flammes léchant lentement un sari blanc. Et sous les voiles qui s’effritent, une peau de nacre, pour un instant seulement encore immaculée.
Elle ne crie pas. Elle est silence. Le feu s’attise, devient dévorant, féroce. Mais à travers la lueur infernale, à travers la monstrueuse colonne de fumée qui s’élève maintenant, je peux encore voir ses yeux. Ses yeux qui me regardent fixement. De ce regard qui n’a rien de mortel. Impuissant, fou de désespoir, je ne peux que regarder Sati, se consumer lentement sur un bûcher que je ne peux atteindre. La voir, devenir cendres blanches, balayée par le vent. S’élève alors un rire derrière moi, un rire glaçant et moqueur. Un rire qui vrille mes tympans. Celui de la vielle femme, qui tout ce temps, est restée assise près du feu. Et la douleur s’empare de moi. M’écorche l’âme. Je sens sa main venir se saisir de moi et serrer, serrer pour m’étouffer. Puis le noir se fait. M’enveloppe tout à fait. Ma conscience éclate.
A mon réveil, je suis seul. L’aube est grise, mon corps couvert de cendres et ma raison éteinte.
VEDA VIII
J’avance ainsi. A mesure que l’aiguille noire se fraye un chemin dans mes veines. Leurs rires se heurtent à ma porte verrouillée. Je ne les entends plus désormais. Tout, ici, est bien plus sensé qu’un simple rêve sous injection de mescaline. Cette carte postale inventée, un rêve de Soma acheté au coin de la rue… Non. Tout ici est aussi véritable que l’air qui m’entoure. Invisible, mais cependant vital. Et il me faut avaler cet air pour continuer d’exister. Comme Elle, je me consume à présent. Mon esprit se disloque, prend feu. Bientôt, il sera cendres. Il s’envolera et se mêlera aux fines particules qui composent mon oxygène. Bientôt il se dissoudra dans l’air. Je pourrais alors me respirer moi-même et me comprendre enfin. Me voir en dedans. Contempler l’univers qui me compose dans son entier. Et c’est elle que j’entendrais rire alors. Elle seule. De son doux rire qui glissera sur les murs et viendra m’envelopper avec douceur. Je pourrais à nouveau l’enlacer, me perdre dans son doux parfum, me gorger d’elle. La faire revivre dans cette transe extatique. Il n’est pas de poison aussi violent que ce désir. Il n’est pas de douleur plus sourde.
Elle était là, sur les bords du monde et elle semblait m’attendre. Telle une amante attendant son âme complice au bord de la rivière. Le cœur battant à tout rompre, je l’ai découverte ainsi. Mais elle a toujours été là. Je l’ai su dans l’instant. Dès que sa main a touché la mienne. Y avait-il en vérité une fête qui battait plein autour de nous ? Nous étions seuls… J’étais seul. Mais j’ai aimé l’inventer ce jour là, au cœur de cette foule immense, de cette Kumbah Mela d’un autre monde, où les Deva et Asura, forment cette étrange alliance durant douze jours divins. Les douze années humaines de périple enduré. J’ai aimé la dessiner à cette heure étrange où noir et blanc se confondent et où les repères disparaissent, tranchant avec la réalité de mon monde. C’est ainsi qu’elle m’est apparue la plus belle, émergeant de la masse compacte des êtres, toute nimbée de bleu, dans toute sa simplicité aveuglante. Aussi nue qu’une coupe emplie de lait. De cet Amrita. Divine essence d’immortalité se déversant sur la toile de mon désenchantement. C’est ainsi que j’aime la redessiner chaque jour depuis que je suis revenu de cet étrange voyage. Mais une éternité semble s’être écoulé. A-t-elle seulement existé ?
VEDA IX
J’ai cessé de chercher à les convaincre. Mon périple indien n’étant pour eux que sujet de plaisanterie. La carte postale parfaite avec option spéciale. Une expérience pseudo-mystique du Soma. J’entends encore leurs éclats de rire. Des rires vils qui ne sont que des tâches sur mon âme. Je ne veux pas que leurs doigts grossiers se posent encore sur la délicate soie bleue qui recouvre mon esprit. Je leur ai fermé ma porte. J’ai fermé la porte au monde entier. A sa perversion. Je suis désormais seul ici. Je tâtonne dans le noir, mais peu importe. Ombre de moi-même peut-être bien, mais qui s’en soucie ? Je pourrais chercher à mourir, oui. La douleur est suffisamment pure et tranchante pour couper mes veines et m’emporter dans un flot de couleur rouge. Je pourrais vivre aussi, dans la contemplation ébahie de mon souvenir, bénissant l’instant où il m’a été donné de goûter à l’indéfinissable beauté. Vous pouvez bien me traiter de lâche, de ne choisir aucun des deux.
Ici, je retrace l’ailleurs. Cette route étrange. C’est tout ce qui compte encore pour moi. Je redessine cette ligne, sur le sol de mon appartement, sur mille feuillets colorés, sur un écran d’ordinateur ou sur la voûte céleste qui se déploie au dessus de ma tête emplie de trop nombreuses folies. Je redessine, à la craie de mes souvenirs, de mes désirs et de mes inventions, la ligne imaginaire entre crépuscule et aurore. Je recompose cette oraison fantastique qui a duré douze jours et douze nuits. Peu à peu, la réalité perd de sa substance, je le sais. Peu à peu je m’enfonce dans l’abstraction. Et je vois réapparaître ses pieds dansants, marcher vers moi, je vois sa main s’ouvrir dans un geste qui n’est adressé qu’à moi seul…. Et je ne suis plus que fièvre à l’idée de saisir cette main, à l’idée qu’elle m’emporte à nouveau. Qu’elle m’emporte indéfiniment. Loin des rires, loin du bûcher, loin de tout.
Bien sûr que je ne suis plus que folie. La question est de savoir combien de temps je peux encore réussir à mentir au monde pour qu’il me laisse en paix ici ? Pour qu’il me laisse en compagnie de Sati ? J’écris, de l’aurore au couchant. Et la nuit, je rêve des mots qui vont jaillir de moi. Il n’est nulle oreille pour les entendre. Nul regard pour les lire. Mais à chaque instant, je sens son souffle renaître, sa lueur m’illuminer, je sens sa présence emplir l’espace autour de moi. Alors, je peux écrire sa beauté, faire revivre le sentiment merveilleux qu’elle suscite en moi, ce qu’elle est par essence. Le comprenez-vous, ce qu’est Sati ? Elle est le démon de mon blues. L’absinthe de ma poésie. L’amante de mes mots. Le paysage de mes peintures. Sati est la folie de créer qui a un jour gagné mon esprit et me désespère. Elle est ma muse incarnée. Mon ode dédiée à la beauté. Mon oraison funèbre et mon hymne à la joie. Sans elle, je ne suis rien. En elle je suis tout. Dans sa main, elle emporte ce que je suis, les miettes de mon existence, vers le plus splendide des ailleurs.
VEDA X
Il parle : Je suis fou, disent-les autres. Mais ma folie n’est autre que de rêver boire ma vérité perdue dans la coupe de ses mains délicates. Je suis déraison, dit mon peuple. Oui. Mais je tiens désormais entre mes doigts des impossibilités pures comme autant de simples plumes. Et je les contemple, dans leur éclat bleu magnifique. Et mon bonheur est alors plus que simplement bonheur, il est ce sentiment-source sans nom et sans limite. Je suis déroute, errance, oui, et tous me regardent avec stupeur. Car je m’absous de la réalité et glisse vers des mondes qui n’existaient pas et qui se créent dans l’instant. Je suis sur la ligne à eux inaccessible où elle m’a emportée. Sati est cette ligne. Elle est ce qui me consume, me dévore, me brûle, et me désespère autant que ce qui m’accapare, m’inspire, m’ensorcelle et me rend vivant. Elle est ce poison unique dont je m’abreuve. Je suis fou, oui. Car il faut être fou pour avoir soif de ce venin violent qui est aussi nectar, et dont je ne saurais plus me repaître… Fou pour ne pouvoir qu’aller plus loin…
Sati parle :
Dans ses bras faits de cendres, j’avais le pouvoir de me disperser dans l’air et de danser avec le vent. J’étais libre. Il était ma source d’eau pure autant que mon poison, dont chaque goutte instillée dans mes veines, me propulsait vers un ailleurs merveilleux et sans définition. Il était mon rêve, fait dieu. Et il m’avait offert la plus belle des couleurs pour orner mon cœur, fou d’amour. Il était la vision d’un monde, embrassé d’un seul regard. Je suis née de ses mains. Il m’a parée de bleu et dans un souffle il m’a dispersée dans l’air.
Il parle :
La beauté de Sati me ravit à chaque instant, puis se dérobe à mon regard. A l’image du monde que je fuis et rejoint sans cesse. A contempler la beauté, je ne peux que voir avec plus d’acuité toute l’étendue de la laideur. La béatitude d’un instant, m’offre aussi toute la profondeur du néant. Et plus ma soif se fait grande, plus le vide m’appelle et plus la solitude se fait règne. Plus je rejette ce monde et plus il explose à mon regard dans toute sa sublime et terrifiante réalité.
Sati parle :
Depuis, mes tympans résonnent de musique. Mes yeux sont une fenêtre ouverte à la contemplation. Et mes veines sont des chemins de mots entrelacés. Chaque coup de crayon, de pinceau, de fusain, me donne sens. Je suis le verbe qui lie les mots rêvés attendant d’être écrits. Je suis la tonalité sombre ou lumineuse de chaque note sauvage. La passion forme ma chair, je suis mots, tracés et notes. Je suis souffle qui inspire, et je ne meure que dans le renoncement et le silence.
Il parle :
Sati est cette ligne que je crée sans cesse et qui m’offre de tout contempler. Elle est mon désir de créer un absolu et mon propre bûcher. Entre crépuscule et aurore. Entre rêve et réalité. Cette ligne que je me refuse de quitter à présent que je l’ai découverte. Car ici je recueille un peu de cette divine couleur bleue, celle de l’éternel émerveillement, de l’éternelle soif et je ne peux revenir en arrière. Je ne peux plus l’ignorer. Elle est mon souffle, mon commencement, mon rêve, ma création, et ma fin. Elle est la divine muse qui m’inspire.
Tout deux parlent :
Sans elle/lui, dans aucun monde, je ne saurais exister.